11.1.15

Saboter l'Union Sacrée


Au moment où j’écris, beaucoup de mes amis me demandent pourquoi je ne manifeste pas à leurs côtés, sous une protection policière XXL et l’œil empathique de BFNTV, et avec également Manuel « blancos » Valls, François Hollande, Nicolas Sarkozy, Angela Merkel, le néofranquiste Manuel Rajoy, le dictateur hongrois Viktor Orban, le philanthrope Benjamin Netanyahou et son ministre des Affaires Etrangères, l’ultra-giga-méga-extrême-droitier Avigdor Lierberman, ici réunis avec Mahmoud Abbas, Dieudonné M’bala-M’bala et Bernard-Henri Lévy, non sans la complicité du NASDAQ et des panneaux publicitaires (qui affichent des Je suis Charlie entre deux pubs commerciales, solidaires mais pas suicidaires). Vladimir Poutine et Arnold Schwarzenegger ne peuvent pas faire le déplacement mais envoient des fleurs. Le suspense demeure quant à l’éventuelle présence de Justin Bieber, Laurence Boccolini et Paul le Poulpe. Pour célébrer Charlie Hebdo.

Le célèbre journal qui revendiquait de pouvoir rire de tout s’est trouvé depuis quelques jours des supporters étranges, pour qui « maintenant, c’est sérieux » et plus généralement, j’observe plein de gens qui « sont Charlie » souhaiter que se taisent les voix discordantes qui pourraient éventuellement moquer le chœur unanimiste et les récupérations diverses de cette grandiose « mobilisation » si spontanée, si pure, si humaine, que s’effacent les individualités et leur lot de réflexions parfois hasardeuses, de contradictions parfois embarrassantes et d’hésitations désormais futiles, devant la grandeur de l’élan de « solidarité » qui doit être plus fort que tout.

Et j’ai alors une pensée pour tous ces joyeux drilles qui riaient au nez de l’autorité et des oppressions qui sont morts et qui voient désormais le Pape, la police, l’Etat, mais aussi des gouvernements variablement sympathiques non seulement revendiquer mais canaliser et s’approprier leur mémoire rebelle pour discipliner l’élan de la population. L’argument de l’hommage à Charlie Hebdo ne tient donc à mon avis pas la route une seconde. Si on a aimé ce que Charlie a été il y a longtemps (époque Choron pour ce qui me concerne, même si je sauve quelques trucs de Charb, Siné et Tignous dans les trucs plus récents), la meilleure chose à faire est justement d’écrire, de parler, de ne pas se laisser guider par l’inertie de l’air du temps. D’ailleurs, tous ces événements auront au moins eu le mérite de faire parler les gens entre eux, de les pousser à écrire mais également à lire, sans avoir peur, ni se dire que prendre la parole c’est se prendre la tête.

Mais il y a d’autres arguments pour en faveur de la Marche Républicaine. Il faudrait être unis contre la barbarie. Et c’est là précisément le piège dans lequel essaient de nous attirer les terroristes, et c’est là que le choix de Charlie Hebdo comme cible est cyniquement et tragiquement un choix crucial. En attaquant non pas une structure de l’oppression réelle des musulmans en France mais un journal qui, tout en n'étant plus lu de grand monde, pouvait susciter beaucoup de sympathie, les trois fous furieux ont fait de toute cette affaire un affrontement entre civilisations. C’est précisément sur ce terrain-là que je ne veux pas jouer. Car la sauce du choc des cultures est en train de prendre à la perfection : les twittos imbéciles qui ont balancé des « bien fait » suite au massacre seront traduits en justice par le Ministère de l’Intérieur (qui a visiblement du temps libre), encourant jusqu’à sept ans de prison. La prétendue compagne de Charb, Jeanette Bougrab, communiera avec Valérie Pécresse pour réclamer un « Patriot act à la française », qui s’empilera sur les kilos de lois sécuritaires déjà existantes. Les Arabes, Maghrébins, musulmans ou supposés tels, sont sommés de montrer patte blanche et de se signer en remplaçant leurs « Allahou Akbar » par de contondants « Je suis Charlie ». Et on voit qu’en ces temps troublés, le registre de l’hystérie identitaire quasi-mystique est en train de tout emporter sur son passage. Que l’on se risque à le faire remarquer, et on « trouble le deuil » de plein de Charlies, qui en toute bonne conscience et au nom des valeurs universelles de liberté auxquelles ils sont « très attachés » (même s’ils laissent à d’autres le soin de se battre pour elles à leur place). Et puis ça ne coûte rien de se voir beau en s’identifiant à des gens qui, que l’on aime ou pas ce qu’ils faisaient, sont morts pour des idées. On se flatte en se disant « ça aurait pu être moi ». Wonderful.

Ajoutons que si on est unis contre la barbarie, on l’est surtout quand les victimes se trouvent sur notre territoire. Un ami signalait que pendant la guerre civile algérienne, il n’y a pas si longtemps, entre 60.000 et 150.000 personnes sont mortes de la main d’islamistes armés, dont plus d’une centaine de journalistes, occis eux aussi sur l’autel de la liberté d’expression. Nous n’avons pas constaté pareil mouvement contre « la barbarie ». Quand ce sont des flics qui butent des jeunes, ici ou ailleurs, nulle grande eucharistie célébrant les droits de l’homme n’est orchestrée par lémédias et les gouvernements du monde libre. Si cette mobilisation prend si bien, c’est parce qu’elle se fait contre un ennemi invisible et en partie fictif, et permet de canaliser toute une foule de vexations dans une performance collective façon Jdanov, où « Je suis Charlie » a remplacé le cri primal. Car les méchants salafistes qui menacent nos libertés n’ont en France pas d’organisation, pas de députés, pas de patrons, pas de région sous leur contrôle, leurs valeurs ne prennent pas et personne ne se revendique d’eux. En somme, ils représentent l’ennemi extérieur total, dans le storytelling dominant. On en oublierait presque que les meurtriers de ces derniers jours étaient trois Français éduqués à l’école de la République.


Un argument subsiste : ne pas laisser à l’inertie le monopole du mouvement. Revendiquer que, sans être Charlie, on puisse être concerné par le droit à la satire et la lutte contre le fondamentalisme religieux (ou la religion tout court, ce qui est mon cas). C’est un argument qui me semble tenir la route, même si à titre personnel je ne crois pas une seconde que cette tendance pourrait ne pas être noyée dans le torrent général – lequel mourra de sa belle mort dans quelques jours ou semaines, avant que chacun ne vaque à ses occupations, sans se soucier de la multiplication des inévitables lois liberticides. Et puis il y a le besoin de se retrouver dans ce moment de bouleversement collectif, et je ne souhaite pas jouer les trouble-fête ni les arbitres des élégances en associant leur comportement à je ne sais quel verdict moral, dont de toute manière on n’aurait pas grand-chose à foutre.

Disant tout cela, je ne voudrais pas pour autant donner l’impression que selon moi l’attitude à suivre serait de rester immaculé dans sa pureté première, faisant le choix de ne pas se souiller avec la populace et ne prenant part à rien. Cette attitude de l’individualiste fier de lui, à l’écart des turpitudes humaines dans sa tour d’ivoire n’est pour moi que le visage mal assumé de ce qu’un ami décrit comme « le grand rassemblement de ceux qui ne se rassemblent pas » et qui, par là même, laissent à d’autres le choix de décider à leur place. Alors quoi ? Je ne m’aviserais pas de donner une réponse générale, je n’ai pas de leçons à donner. Mais nous sommes déjà plusieurs à préparer la suite. Dans la manif et en dehors.




Bisous

No comments: