Au moment où j’écris, beaucoup de mes amis me demandent pourquoi je
ne manifeste pas à leurs côtés, sous une protection policière XXL et
l’œil empathique de BFNTV, et avec également Manuel « blancos » Valls,
François Hollande, Nicolas Sarkozy, Angela Merkel, le néofranquiste
Manuel Rajoy, le dictateur hongrois Viktor Orban, le philanthrope
Benjamin Netanyahou et son ministre des Affaires Etrangères,
l’ultra-giga-méga-extrême-droitier Avigdor Lierberman, ici réunis avec
Mahmoud Abbas, Dieudonné M’bala-M’bala et Bernard-Henri Lévy, non sans
la complicité du NASDAQ et des panneaux publicitaires (qui affichent des
Je suis Charlie entre deux pubs commerciales, solidaires mais pas
suicidaires). Vladimir Poutine et Arnold Schwarzenegger ne peuvent pas
faire le déplacement mais envoient des fleurs. Le suspense demeure quant
à l’éventuelle présence de Justin Bieber, Laurence Boccolini et Paul le
Poulpe. Pour célébrer Charlie Hebdo.
Le célèbre journal qui
revendiquait de pouvoir rire de tout s’est trouvé depuis quelques jours
des supporters étranges, pour qui « maintenant, c’est sérieux » et plus
généralement, j’observe plein de gens qui « sont Charlie » souhaiter que
se taisent les voix discordantes qui pourraient éventuellement moquer
le chœur unanimiste et les récupérations diverses de cette grandiose «
mobilisation » si spontanée, si pure, si humaine, que s’effacent les
individualités et leur lot de réflexions parfois hasardeuses, de
contradictions parfois embarrassantes et d’hésitations désormais
futiles, devant la grandeur de l’élan de « solidarité » qui doit être
plus fort que tout.
Et j’ai alors une pensée pour tous ces joyeux
drilles qui riaient au nez de l’autorité et des oppressions qui sont
morts et qui voient désormais le Pape, la police, l’Etat, mais aussi des
gouvernements variablement sympathiques non seulement revendiquer mais
canaliser et s’approprier leur mémoire rebelle pour discipliner l’élan
de la population. L’argument de l’hommage à Charlie Hebdo ne tient donc à
mon avis pas la route une seconde. Si on a aimé ce que Charlie a été il
y a longtemps (époque Choron pour ce qui me concerne, même si je sauve
quelques trucs de Charb, Siné et Tignous dans les trucs plus récents),
la meilleure chose à faire est justement d’écrire, de parler, de ne pas
se laisser guider par l’inertie de l’air du temps. D’ailleurs, tous ces
événements auront au moins eu le mérite de faire parler les gens entre
eux, de les pousser à écrire mais également à lire, sans avoir peur, ni
se dire que prendre la parole c’est se prendre la tête.
Mais il y
a d’autres arguments pour en faveur de la Marche Républicaine. Il
faudrait être unis contre la barbarie. Et c’est là précisément le piège
dans lequel essaient de nous attirer les terroristes, et c’est là que le
choix de Charlie Hebdo comme cible est cyniquement et tragiquement un
choix crucial. En attaquant non pas une structure de l’oppression réelle
des musulmans en France mais un journal qui, tout en n'étant plus lu de
grand monde, pouvait susciter beaucoup de sympathie, les trois fous
furieux ont fait de toute cette affaire un affrontement entre
civilisations. C’est précisément sur ce terrain-là que je ne veux pas
jouer. Car la sauce du choc des cultures est en train de prendre à la
perfection : les twittos imbéciles qui ont balancé des « bien fait »
suite au massacre seront traduits en justice par le Ministère de
l’Intérieur (qui a visiblement du temps libre), encourant jusqu’à sept
ans de prison. La prétendue compagne de Charb, Jeanette Bougrab,
communiera avec Valérie Pécresse pour réclamer un « Patriot act à la
française », qui s’empilera sur les kilos de lois sécuritaires déjà
existantes. Les Arabes, Maghrébins, musulmans ou supposés tels, sont
sommés de montrer patte blanche et de se signer en remplaçant leurs «
Allahou Akbar » par de contondants « Je suis Charlie ». Et on voit qu’en
ces temps troublés, le registre de l’hystérie identitaire
quasi-mystique est en train de tout emporter sur son passage. Que l’on
se risque à le faire remarquer, et on « trouble le deuil » de plein de
Charlies, qui en toute bonne conscience et au nom des valeurs
universelles de liberté auxquelles ils sont « très attachés » (même
s’ils laissent à d’autres le soin de se battre pour elles à leur place).
Et puis ça ne coûte rien de se voir beau en s’identifiant à des gens
qui, que l’on aime ou pas ce qu’ils faisaient, sont morts pour des
idées. On se flatte en se disant « ça aurait pu être moi ». Wonderful.
Ajoutons que si on est unis contre la barbarie, on l’est surtout quand
les victimes se trouvent sur notre territoire. Un ami signalait que
pendant la guerre civile algérienne, il n’y a pas si longtemps, entre
60.000 et 150.000 personnes sont mortes de la main d’islamistes armés,
dont plus d’une centaine de journalistes, occis eux aussi sur l’autel de
la liberté d’expression. Nous n’avons pas constaté pareil mouvement
contre « la barbarie ». Quand ce sont des flics qui butent des jeunes,
ici ou ailleurs, nulle grande eucharistie célébrant les droits de
l’homme n’est orchestrée par lémédias et les gouvernements du monde
libre. Si cette mobilisation prend si bien, c’est parce qu’elle se fait
contre un ennemi invisible et en partie fictif, et permet de canaliser
toute une foule de vexations dans une performance collective façon
Jdanov, où « Je suis Charlie » a remplacé le cri primal. Car les
méchants salafistes qui menacent nos libertés n’ont en France pas
d’organisation, pas de députés, pas de patrons, pas de région sous leur
contrôle, leurs valeurs ne prennent pas et personne ne se revendique
d’eux. En somme, ils représentent l’ennemi extérieur total, dans le
storytelling dominant. On en oublierait presque que les meurtriers de
ces derniers jours étaient trois Français éduqués à l’école de la
République.
Un argument subsiste : ne pas laisser à l’inertie le
monopole du mouvement. Revendiquer que, sans être Charlie, on puisse
être concerné par le droit à la satire et la lutte contre le
fondamentalisme religieux (ou la religion tout court, ce qui est mon
cas). C’est un argument qui me semble tenir la route, même si à titre
personnel je ne crois pas une seconde que cette tendance pourrait ne pas
être noyée dans le torrent général – lequel mourra de sa belle mort
dans quelques jours ou semaines, avant que chacun ne vaque à ses
occupations, sans se soucier de la multiplication des inévitables lois
liberticides. Et puis il y a le besoin de se retrouver dans ce moment de
bouleversement collectif, et je ne souhaite pas jouer les trouble-fête
ni les arbitres des élégances en associant leur comportement à je ne
sais quel verdict moral, dont de toute manière on n’aurait pas
grand-chose à foutre.
Disant tout cela, je ne voudrais pas pour
autant donner l’impression que selon moi l’attitude à suivre serait de
rester immaculé dans sa pureté première, faisant le choix de ne pas se
souiller avec la populace et ne prenant part à rien. Cette attitude de
l’individualiste fier de lui, à l’écart des turpitudes humaines dans sa
tour d’ivoire n’est pour moi que le visage mal assumé de ce qu’un ami
décrit comme « le grand rassemblement de ceux qui ne se rassemblent pas »
et qui, par là même, laissent à d’autres le choix de décider à leur
place. Alors quoi ? Je ne m’aviserais pas de donner une réponse
générale, je n’ai pas de leçons à donner. Mais nous sommes déjà
plusieurs à préparer la suite. Dans la manif et en dehors.
Bisous
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